« Héros, victimes, les mutilés de guerre sont en même temps perçus comme un danger »

Dans son livre, Catherine Wermester analyse les représentations des mutilés de la Première Guerre mondiale dans la presse satirique, dans la littérature mais aussi dans les discours médicaux et politiques, durant la République de Weimar.
Catherine Wermester
Catherine Wermester, historienne de l’art à l’université Paris 1 – Panthéon Sorbonne

Dans votre livre, vous analysez les représentations des mutilés de la Première Guerre mondiale dans la presse satirique, dans la littérature mais aussi au sein des corps médical et politique durant la République de Weimar ?

Catherine Wermester : À la fin de la Première Guerre mondiale, première guerre industrielle de l’histoire, le nombre de soldats revenant du front défigurés, handicapés ou amputés est énorme : 2,7 millions pour la seule Allemagne. Dans les premières années du conflit, ces blessés sont présentés à l’opinion publique comme des héros et, dans certains cas, des victimes expiatoires nécessaires à l’avènement d’un monde nouveau et meilleur. En même temps, dès 1915, alors que leur nombre augmente, les mutilés sont considérés comme un « problème » à régler. L’orthopédie chargée de leur réintégration déplore le poids inutile qu’ils sont, selon elle, devenus pour la société. Elle entend rééduquer d’urgence ces hommes diminués de sorte qu’appareillés, ils redeviennent des contribuables. Héros, victimes, les mutilés de guerre sont en même temps perçus comme un danger pour le pays.

On les appelle alors des « Krüppel » ?

C. W. : Ce terme que l’on peut traduire au mieux par « estropié » est largement dépréciatif. Il est notamment employé dans le secteur de l’orthopédie pour désigner toutes les personnes handicapées qui dépendent des aides. Ce mot symbolise bien le changement de perception du handicap qui s’opère en Europe autour de 1910 et vise l’intégration ou la réintégration par le travail des personnes handicapées dans la société. Contrairement à ce qui se passe en France, on ne mesure pas en Allemagne le taux d’invalidité des personnes handicapées, mais leur capacité à travailler. Sans surprise, les mutilés de guerre n’y bénéficient pas d’un ministère attitré, ils dépendent directement du ministère du travail. À cela s’ajoute le fait que, voulant rompre avec l’Empire de Guillaume II très friand d’honneurs et de médailles, la jeune République de Weimar ne les gratifie d’aucune cérémonie publique, ni d’aucune reconnaissance symbolique. Ce sont les mutilés eux-mêmes qui organisent des défilés pour protester contre le sort qui leur est réservé et ce qu’ils perçoivent comme une invisibilisation.

Même s’ils dépendent du ministère du travail ce qui réduit l’expression de la reconnaissance à leur égard, les mutilés de guerre bénéficient de soins et touchent une pension de la part de l’Etat ?

C. W. : Les mutilés de guerre bénéficient effectivement de pensions, les plus élevées en Europe. Toutefois, ces pensions sont sans cesse dévaluées par les crises économiques qui frappent l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, faisant dès lors figure d’aumônes. Leur statut jugé « privilégié » fait cependant des envieux parmi les autres travailleurs, au premier rang desquels les mutilés civils, les accidentés du travail notamment, qui leur disputent leur statut de victimes, ce dont témoignent les illustrations. Les mutilés de guerre allemands sont ainsi presque systématiquement représentés comme diminués, indigents et abandonnés, souvent débarrassés des attributs qui les distinguent, comme l’uniforme, pourtant omniprésent dans les images de propagande.

Face à ses injonctions contradictoires, les mutilés de guerre s’organisent-ils politiquement ?

C. W. : Ils vont se constituer en divers groupes de pression pour défendre leurs intérêts. Symbole de l’abandon des vétérans après la guerre de 1870 pour la chirurgie réparatrice et l’orthopédie, l’orgue de barbarie est utilisé par des mutilés de guerre, mais aussi par les illustrateurs, pour dénoncer l’incapacité de l’État et de la médecine à prendre en charge les blessés de guerre. Le sentiment d’une absence de reconnaissance matérielle et surtout symbolique nourrit un ressentiment durable parmi les mutilés et leurs familles. C’est si vrai que les nazis feront en sorte d’en tirer avantage et gagner leur soutien dans leur conquête du pouvoir.

Un conflit qui s’accompagnera d’une instrumentalisation politique de la figure du mutilé de guerre ?

C. W. : Dans le champ politique, la représentation du mutilé signifie tout et son contraire. Pour les nationalistes, le corps amputé du soldat incarne la perte territoriale de l’Allemagne au sortir de la guerre. Le mutilé est un héros tant qu’il reste désintéressé et qu’il ne revendique pas de contrepartie à son sacrifice. Pour les communistes, le mutilé est l’incarnation du prolétaire qui a obéi et qui s’est battu dans une guerre impérialiste. Au mieux, il est une victime pitoyable, au pire une figure au service du pouvoir, traitre au prolétariat. Pour les pacifistes, il est l’emblème de l’atrocité de la guerre mais aussi une victime en partie responsable de son sort, puisqu’il a accepté de partir au front sans lutter ni résister. Surtout s’il ne combat pas le bellicisme. Clairement, les représentations que les différents discours politiques véhiculent, l’usage qu’ils font de l’image du vétéran mutilé, sont bien plus déterminants que les mutilés réels.

Comment en êtes-vous arrivée à ce sujet ?

C. W. : En 1997, j’ai présenté ma thèse sur le corps mutilé dans la peinture allemande des années 1920. C’est en discutant plus récemment avec Martial Guédron, le directeur de la collection Cultures visuelles, que j’ai décidé de reprendre le même sujet, mais en exploitant d’autres sources (presse satirique, affiches, expositions, dessins, discours médicaux et politiques, œuvres littéraires) méconnues voire inédites en France. Bien qu’il se concentre sur l’Allemagne de 1914 à 1933, ce livre n’est sans doute pas sans lien avec notre société contemporaine, sa conception du sacrifice, de l’héroïsme, du handicap et de la victime.

Les mutilés de guerre, côté allemand, une conférence Savoirs en partage.
Poursuivez la réflexion avec Sandrine Berrégard à l’occasion de sa conférence Savoirs en partage, le jeudi 7 mars, 18h30, à la BNU. Entrée libre sur inscription.

Inscrivez-vous
pour être tenu informé de notre actualité et de nos parutions

Nous ne spammons pas !
Consultez notre politique de confidentialité
pour plus d’informations.