
En quoi le Français Louis Grodecki (1910-1982) et l’Américain Robert Branner (1927-1973), dont la relation intellectuelle et amicale est au cœur de votre ouvrage, sont-ils deux figures majeures de l’histoire de l’art médiéval ?
Arnaud Timbert : Ce sont deux figures incontournables de l’histoire de l’art médiéval dans le sens où leurs travaux respectifs font encore aujourd’hui référence. Ceux de Branner sur l’architecture bourguignonne ou la cathédrale de Bourges, ceux de Grodecki sur les vitraux de la basilique Saint-Denis ont donné naissance à des ouvrages dans lesquels les historiens de l’art médiéval se plongent et se nourrissent toujours. La place de leur production scientifique dans l’historiographie résulte cependant – comme toujours – de circonstances particulières. Ainsi, si Louis Grodecki reste indépassable en matière de vitrail médiéval, c’est parce qu’il a pu les observer comme personne d’autre avant ou après lui. En effet, beaucoup de vitraux avaient été démontés avant la Seconde Guerre mondiale et il a pu les analyser avant leur remise en place en ayant littéralement le nez sur des centaines de mètres carrés de verrières. Personne, depuis, n’a eu la chance de pouvoir former son œil de la sorte. Il ne pouvait qu’en résulter des interprétations hors normes.
Vous publiez leur correspondance. Que nous apprend elle ?
A. T. : Elle est d’abord une discussion scientifique, qui vire à la dispute jsuqu’à la brouille. Deux historiens ayant suivi la même formation et adopté la même méthode positiviste discutent, se contredisent et argumentent, notamment sur la paternité architecturale de la Sainte-Chapelle à Paris. Ce qui in fine donne naissance à une production scientifique originale. Elle rappelle ainsi la vertu du dialogue et le fait qu’un chercheur ne se bâtit jamais seul mais qu’il est le fruit de rencontres, de lectures et d’un contexte, que la recherche est avant tout une entreprise collective. Ensuite, cette correspondance, dévoile aussi les personnalités, une part d’intimité de ses scripteurs et permet de mesure la façon dont celles-ci influencent leur travail et leur réflexion. Cette dimension humaine, émotionnelle et intime – d’autant plus avec des caractères singuliers comme ceux de Robert Branner et de Louis Grodecki – est à mes yeux tout aussi importante, dans le sens où elle infléchit les débats scientifiques.

Ces lettres sont en grande partie inédites. Comment les avez-vous réunies ?
A. T. : Ces lettres étaient en partie disséminées aux États-Unis, à l’université de Yale, au Metropolitan Museum et surtout à l’université de Columbia où venait d’être versée l’intégralité des archives de Robert Branner – il a fallu attendre la mort de sa veuve en 2019 pour que cela se fasse, de son vivant elle n’a jamais voulu les communiquer. La femme de Grodecki aussi a expurgé les archives de son mari. Ayant déjà publié une partie de sa correspondance, je savais qu’il existait des lettres et des documents qu’elle n’avait pas souhaité léguer aux archives de l’INHA par volonté de donner une image parfaite de son mari. Heureusement, elle les a simplement retranchées mais pas détruites. Et j’ai convaincu son unique héritier de me les transmettre pour les publier. Ayant réuni tous ce matériau, j’ai travaillé ensuite avec mes étudiants de l’Université de Picardie Jules Verne afin de l’inventorier, l’ordonner et l’analyser.
La collection « Historiographie de l’art » dans laquelle vous publiez a pour vocation de questionner la fabrication et l’écriture de l’histoire de l’art. Pourquoi cette mission historiographique est-elle importante à vos yeux ?
A. T. : L’histoire de l’art médiéval traverse actuellement une sorte de crise. En France, nous n’avons pas su renouveler nos méthodes et nos questionnements, si bien que collectivement nous refaisons toujours un peu la même chose et travaillons tous sur les mêmes objets. Or, si nous voulons nous renouveler, nous devons nous interroger, nous remettre en cause, prendre du recul et dans une forme d’autoréflexivité analyser nos cheminements scientifiques et méthodologiques. Et, à mes yeux, un bon moyen d’y parvenir, c’est l’historiographie. Documenter la naissance des idées et leur circulation dans un contexte donné, questionner les méthodes de nos prédécesseurs, découvrir leur personnalité, c’est aussi et surtout se donner des outils pour réfléchir à nos propres méthodes aujourd’hui et maintenant !