Vous dirigez un ouvrage sur l’exil au féminin au XIXe siècle que vous avez réalisé avec vos étudiants. Comment est né ce projet ?
Alexandre Dupont : Depuis ma nomination à l’université de Strasbourg en 2017 jusqu’à l’année dernière, j’animais un séminaire sur l’histoire politique par-delà les frontières dans lequel nous avons traité de 2020 à 2022, avec les étudiants en master, de la question de l’exil au féminin. Ensemble, deux ans durant, nous avons sélectionné, étudié et traduit des textes – uniquement des écrits du for privé, rédigés à la première personne –, pour certains déjà connus, pour d’autres complètement inédits ou jamais traduits. Puis j’ai donné pour mission aux étudiants d’en faire une édition critique, avec notes de bas de page et introduction scientifique pour contextualiser et en faire ressortir les enjeux historiques. Le résultat de ce projet collectif au long cours, c’est cette anthologie qui raconte l’exil au féminin au cours du « long XIXe siècle » (1789-1914) marqué par les révolutions politiques, sociales, économiques, industrielles, scientifiques et intellectuelles.
Votre livre s’inscrit dans un mouvement historiographique visant à réhabiliter les femmes et leur rôle politique qui jusqu’à récemment étaient délaissés par les sciences historiques ?
A.D. : Ce n’est que depuis une trentaine d’années que les historiens se penchent sur la place et le rôle des femmes dans l’histoire politique de notre continent. En ce qui concerne l’exil, longtemps, il a été admis que les femmes ne faisaient que suivre leur mari, la référence de leur vie. Or tout cela a largement été déconstruit et notre livre y contribue. Car, en explorant les écrits des femmes parties en exil – qu’elles soient issues de la noblesse après la Révolution française ou du mouvement ouvrier plus tard –, on s’aperçoit qu’en plus d’assumer les tâches domestiques et affectives qui leur sont traditionnellement dévolues, elles étaient des actrices et des militantes politiques à part entière et ce, avant comme après leur départ en exil, que celui-ci soit une sanction subie comme dans le cas de Louise Michel (à qui l’on doit le titre de l’ouvrage) ou bien un acte volontaire pour échapper à la répression.
Vous explorez le sort de plusieurs femmes d’horizons et de nationalités différentes, certaines célèbres (Jenny Marx, Louise Michel, Mme de Staël), d’autres moins en tout cas en France. Comment s’est opérée la sélection ?
A.D. : Des femmes reviennent plus que d’autres mais c’est avant tout un effet de sources, car certaines ont laissé à la postérité beaucoup plus d’écrits. Toutefois, nous n’avons pas voulu dressé des parcours biographiques. D’une part, parce que cela est déjà fait par ailleurs. D’autre part, parce que cela ne permettait pas de mettre en lumière les constantes vécues et racontées par ces femmes qui partagent une expérience commune de l’exil à des moments historiques différents. La question du couple et de son intimité par exemple se pose tout au long du siècle et dans toutes les classes sociales. En adoptant un plan à la fois chronologique et thématique, nous mettons en écho et en relation différents textes, ce qui révèle de nouveaux éléments sur le rôle historique et politique des femmes et donc in fine permet de compléter notre histoire jusqu’à présent très masculine.
Justement quelles constantes se dégagent dans l’exil au féminin pendant le long XIXe ?
A.D. : On note que les femmes en exil sont toutes confrontées à la gestion à la fois de leurs activités politiques et de leur foyer et de sa vie quotidienne : se loger, se nourrir, maintenir les liens avec la famille restée au pays. Et que cela s’entrecroise constamment. Il apparait également qu’elles bénéficiaient de plus de marge de manœuvre dans leurs engagements militants, justement parce que ce sont des femmes. Parce qu’elles n’étaient pas censées faire de politique, elles ont pu échapper plus facilement que les hommes à la surveillance ou à la répression. Etre une femme est donc plutôt un atout. Autre évolution notable : la démocratisation de l’exil. Si au début du siècle, ce sont plutôt les femmes de la noblesse qui sont obligées de fuir, à la fin on note une plus grande représentation des femmes issus du mouvement ouvrier. De même pour la géographie : au départ, c’est surtout les femmes d’Europe occidentale qui sont concernées, à la fin plus celles originaires d’Europe orientale où les socialistes sont férocement combattus.
L’exil au féminin est-il encore une réalité au XXIe siècle ?
A.D. : Aujourd’hui en Europe, l’exil des femmes est moins vif, mais il existe encore, pensons notamment à la Hongrie de Viktor Orban ou encore aux femmes russes ou biélorusses. Ce n’est donc pas totalement sorti de nos radars européens. Mais, de par le vaste monde, les exils au féminin existent encore aujourd’hui, bien entendu. En 2022, Camille Schmoll a publié un livre sur le sort de femmes qui traversent la Méditerranée, Les damnées de la mer, un ouvrage auquel on se réfère beaucoup. Les situations ne sont pas le mêmes mais on voit des continuités très fortes. On dit souvent que connaître le passé permet d’éclairer le présent, mais en l’espèce connaitre le présent permet aussi de mieux éclairer le passé !
Prolongez la discussion avec Alexandre Dupont, Nicolas Bourguinat et Nikol Dziub, codirecteurs d’un ouvrage consacré à l’amitié dans la littérature de voyage lors de leur conférence Savoirs en partage, mercredi 25 septembre, 18h30 à la BNU. Entrée libre sur inscription !